La fausse partie de pêche
Au commencement, c'est un cadeau. Ayant sympathisé avec un riche propriétaire terrien aimant vivre sur l'eau et accessoirement possesseur d'un bateau à moteur et d'un peu de matériel de pêche, C comme couillu-mais-pas-quatre-même-si-quatre-z-yeux s'était en effet fendu d'un chèque-cadeau pour ses invités. Au programme : trois heures de pêche en des endroits variés qu'il sait propices. Mais il prévient d'entrée : les sorties sont aléatoires. On ne ramène pas un monstre de 44 kilos à chaque fois. C'est même plutôt réservé aux vrais héros, ce genre d'exploit. Mais ça mord toujours au moins une fois, ça c'est sûr.
Nous voilà donc embarqués à 9h précises. Captain Bill nous salue virilement, mâchonne quelques instructions sèches en swahili au petit personnel resté à terre, et s'installe aux commandes. Son mousse fidèle, Cali - petit chien de la race de ceux dont les mâchoires font parfois la une des faits divers, à la face anguleuse et l'oeil vitreux comme son maître - regarde fixement la Baronne... qui finit par comprendre qu'il est assis sur le siège attitré du canidé.
La chaleur du marin, c’est pas de la blague : Bill se tourne à moitié vers nous en mâchonnant quelques mots dont nous ne comprenons que "beer", le doigt tendu vers la cabine et son frigo box. Ok, on peut se servir. Ok. Il est 9h15…
Très vite, nouveau mâchonnement, duquel émerge cette fois le mot "fish". Tout en flegme un peu bourru, Bill exulte : son sonar pullule de poissons pixélisés surmontés chacun d'un chiffre indiquant, non leur nombre de nageoires, mais bien leur profondeur. Décidément, la journée s'annonce folle. On ralentit l'allure et on plonge quatre lignes. Geo, qui a été désigné comme premier moulineur, sent la tension monter. Berthe et Ren, résistant contre l'envie de faire péter la première canette, étudient les possibilités de prendre au mieux le soleil. Vous l’aurez deviné, ça se terminera par de belles plaques rouges.
Réglée comme une horloge suisse, Cali se lève tous les quarts d’heure pour effectuer son tour de quart. Elle s’élance sur le pont plus étroit qu'elle, trottine jusqu’à la proue, et revient par l’autre côté, se plantant finalement devant un des passagers en attendant que celui-ci lui cède sa place. Tout le monde a envie de la flanquer à l’eau, la sale bête, histoire de voir si ça mord, histoire de voir si Bill s’en rendrait compte, histoire de voir la tête du Captain quand il s’en rendra compte, jusqu’à ce que La Baronne le propose à haute voix et que C lui rappelle que le bougre, bien que fort taciturne, comprend probablement le français.
On croise un autre bateau, muni lui aussi d’un Captain Bill, quelque soit son nom. Echange de mâchonnements. "No catch". Tiens ? Qu'à cela ne tienne, on remonte les lignes et on lève le camp, vers un autre vivier. Ren décide de fêter quelque chose. Pshittt. Pour une raison qui s’est perdue en chemin, Berthe est torse nu aux commandes. Séance photos du Captain Chalot. Malgré lui, C envisage le pire : et si on ne prenait rien ? Vous imaginez la honte ? Arrivés au nouveau spot, on replonge les lignes, et bingo ! Branle-bas-de-combat, ça mord. Ca fait d'abord taktaktak, comme C l'avait bien décrit, puis... plus rien. Geo se saisit de la ligne, ses compères remontent les autres, ça sent le bon high light. Mais après avoir mouliné sec, la résistance de la ligne devient fixe et froide. La mine de Bill s'assombrit. "Rock". Putain. Reste à dégager le leurre Rapala Shad de 15 dollars qui s'est pris dans les rochers de fond. Bill agite la ligne, tire, secoue, mouline, tire, secoue, martyrise. Plus personne ne dit rien. Puis, l'air résigné et reclus, l'homme saisit le filin des deux mains et tire d'un coup sec. Clac ! Ecaillés de Victoria - Couillus de Mwanza 1 - 0. Geo se demande s'il a perdu son tour ou pas. La Baronne cherche un bon mot. C est livide. Ren se marre. Pshittt.
Aux grands maux les grands remèdes : Bill nous amène dans son jardin privé, son paradis du pêcheur. Mâchonnement engageant : "Cyrille's spot". Super, on va se poser à Wag Hill, se dit C, n'ayant jamais abandonné l'idée de nous y faire passer une nuit. Et comme de juste, on longe les côtes de l'île privée - en fait, c'est une presqu'île, mais personne ne se plaint de l'imposture. Le sonar ressemble à un écran de Pacman level very difficult. Pourtant, les lignes ne bronchent pas, les branchies nient les leurres. On imagine Bill jeter le petit appareil à la tête du gars qui lui a vendu. Quelques aller-retour complètement broucouilles plus loin, on accoste à Wag Hill, après avoir aperçu tout de même de jolis varans se prélassant sur les pierres brûlantes, ce qui a plongé Ren dans des pensés de réincarnation et Berthe dans le frigo box. C y va de son récit de la dernière fête et de l'avantage non négligeable que personne ne devait conduire en rentrant. On visite la suite nuptiale. Opération C-duction : on ne viendrait pas là, le w-e prochain ? Après tout, on s'en fout un peu, des singes du Mahale, non ?
Au retour, Bill mâchonne un mot d'excuse. En chœur, on le rassure. Mais non, on n’était pas venus pour tâter de la perche, pas du tout. On était juste venus pour faire un tour en promène-couillon, sketter des pintes au soleil, se prendre en photo, se lever pour le cabot, remonter des lignes… et on a adoré ça. On retrouve les filles qui se sont tapé les courses au marché pour boire un verre au Tilapia, racontant en couleurs vives la lutte héroïque de Geo contre le rocher, ce qui clôt définitivement l’incident.